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  • Il n’y a pas de mot pour ce deuil

    Il n’y a pas de mot pour ce deuil

    Je n’étais pas censé écrire ça.

    Je devrais travailler à mon examen de synthèse. Écrire sur la temporalité, sur la santé, sur la manière dont les personnes noires et queer prennent soin les unes des autres à contretemps, dans un monde qui n’a jamais pensé notre survie. Je devrais offrir de la thérapie, tenir de l’espace pour celleux qui naviguent leurs propres chagrins. Je devrais avancer mon manuscrit, préparer une conférence, me concentrer sur mon prochain ball.

    Mais il y a un génocide en cours à Gaza.

    Et je suis en miettes.

    Ce n’est pas le sujet de ce texte, mais en même temps, tout y est relié.

    Parce que je ne sais plus comment bouger dans ce monde.

    Je ne parle pas en images. Je ne parle pas de façon abstraite. Je veux dire littéralement. Mon corps ne sait plus quoi faire. Je reste figé. Je tremble. J’essaie de manger et j’ai mal au cœur. Je dors et je me réveille le souffle court. Je sors marcher dans une fumée si dense que l’air à Tiohtià:ke est maintenant le plus pollué sur toute la planète. Et même ici, dans cette asphyxie, je respire mieux qu’un enfant à Rafah.

    Et qu’est-ce qu’on fait avec ce genre de savoir?

    Il y a une famine de niveau 5 à Gaza.
    Le niveau le plus élevé reconnu.
    Des dizaines d’enfants sont déjà morts de faim.
    D’autres vont mourir dans les jours qui viennent.

    Et la nourriture est déjà là.
    À quelques mètres.
    Stationnée à la frontière.
    Dans des camions.
    Dans des entrepôts.
    Dans des avions.

    Empêchée d’entrer.

    Par décision.
    Par volonté.
    Par stratégie.

    Ce n’est pas un désastre naturel. Ce n’est pas une conséquence involontaire. Ce n’est pas une situation humanitaire complexe. C’est un génocide. Planifié. Militaire. Colonial. C’est une extermination à petit feu. C’est une campagne de famine. C’est la destruction systématique de tout ce qui fait peuple.

    C’est ça, la logique du sionisme.
    C’est ça, le projet colonial.
    C’est ça, effacer un peuple avec méthode, pendant que le monde regarde.

    Et le monde regarde.
    Fait défiler.
    Rationalise.
    Détourne les yeux.
    Commente, sans rien dire.
    Puis passe à autre chose.

    Parce que l’oubli est une forme de confort.

    Et si t’as déjà vécu avec un corps que l’État considère comme problème à gérer, si t’as déjà marché dans une peau que le pouvoir ne reconnaît que dans la souffrance ou la menace, si t’as déjà aimé en dehors de ce que le monde appelle la norme, alors tu reconnais tout ça.

    Parce que ce que vit Gaza, c’est familier.
    Ce qui se passe n’est pas impensable.
    C’est parfaitement pensable.
    C’est ça qui fait mal à respirer.

    C’est ça, un génocide en direct.
    C’est ça, un monde qui a normalisé la barbarie.
    C’est ça, une famine organisée par des États.
    C’est ça, la dépossession transformée en politique étrangère.
    C’est ça, l’effacement en temps réel.

    Et Gaza saigne.
    Et nous, on regarde.

    Je n’ai pas d’espoir à offrir aujourd’hui.

    Pas celui qu’on emballe joliment.
    Pas celui qu’on vend à l’unité.

    Parce que si tu parles encore de deux côtés,
    Si tu t’indignes plus pour des vitrines brisées que pour des familles entières anéanties,
    Si tu mets des conditions à ta solidarité,
    Si tu restes muet·te quand des enfants meurent de faim à la vue de tous,
    Ta neutralité est une position.

    Et je ne veux plus convaincre personne que les Palestinien·nes méritent de vivre.

    La vie n’a pas besoin d’être méritée.
    La liberté n’est pas une faveur.
    La justice n’est pas un débat.

    Les Palestinien·nes n’ont pas besoin de permission pour exister.
    Pas besoin d’être des victimes idéales.
    Pas besoin de convaincre qui que ce soit pour qu’on cesse de les bombarder.

    Iels ne meurent pas à cause du Hamas.
    Iels meurent parce qu’iels sont encore là.
    Parce qu’iels sont autochtones.
    Parce qu’iels refusent de disparaître.

    Et ça, je le ressens dans mes os.

    Pas juste comme témoin.
    Mais comme quelqu’un qui sait ce que c’est d’être considéré comme un dommage collatéral.
    Comme quelqu’un qui a crié dans le vide.
    Comme quelqu’un qui vit dans une chair que l’État surveille, classe, et punit.

    Mais ce n’est pas à propos de moi.

    C’est à propos d’un père qui berce le corps sans vie de son enfant en répétant qu’il est désolé.
    C’est à propos d’un petit bout de pain partagé entre vingt personnes.
    C’est à propos d’un médecin qui soigne encore dans les ruines d’un hôpital bombardé.

    C’est à propos d’un peuple qui chante encore au milieu des décombres.
    Qui prie dans la poussière.
    Qui écrit des poèmes.
    Qui plante des oliviers.
    Qui dessine des clés.

    Ce n’est pas de la résilience.
    C’est du refus.

    Ce n’est pas de l’optimisme.
    C’est une tactique de survie.

    Ce n’est pas une crise humanitaire.
    C’est un crime.

    Et malgré tout, on entend encore des chants.
    Des cris.
    Des prières.
    Des poèmes.

    Et je veux que tu comprennes ce que ça veut dire de continuer à vivre en plein génocide.
    Pas juste exister. Aimer.
    Pas juste respirer. Résister.
    Pas juste survivre. Combattre.

    Je n’ai pas les mots.
    J’ai ce deuil planté dans la gorge comme un morceau de métal.
    J’ai cette fatigue qui colle aux os.
    J’ai ces larmes qui ne suffisent jamais.
    J’ai ce vertige d’essayer d’être utile pendant que le monde s’effondre.
    J’ai cette douleur de savoir que pendant que j’écris, d’autres meurent.

    Et pourtant, j’écris.

    Parce que le silence nourrit les bombes.
    Parce que témoigner, c’est insuffisant, mais nécessaire.
    Parce que l’abolition, c’est tous les murs.
    Parce que la solidarité, c’est pas demain. C’est maintenant.

    Parce que la Palestine n’est pas un slogan.
    C’est une terre. Un peuple. Une mémoire. Une tendresse.

    Et parce que vivre en tant que personne noire, queer et abolitionniste aujourd’hui, c’est déjà choisir un camp.

    Et je le redis, encore et encore, même si ma voix tremble :

    La Palestine vivra, la Palestine vaincra.

    Et j’espère rester vivant assez longtemps pour le voir.

    Et je n’oublierai jamais ce qu’on a fait, ni ce qu’on a refusé de faire, en attendant.

  • Fantasmes d’indépendance et vérités coloniales

    Fantasmes d’indépendance et vérités coloniales

    L’Alberta veut se séparer. Encore. Et cette fois, c’est plus bruyant que d’habitude.

    Le dernier retour en force du séparatisme de l’Ouest — que certain·es commencent à brandir comme un vrai projet de référendum — prend de l’ampleur. Des politicien·nes testent le terrain. La première ministre ne l’écarte pas. Et, sans surprise, on ressort le Québec comme modèle à suivre.

    Mais je vais être clair dès le départ : je ne défends pas le Canada. Je n’ai aucune fidélité envers cette fédération. Je ne crois pas que les États doivent être sauvés — pas celui-là, ni aucun autre. Je ne pense pas qu’un projet de société passe par une autre constitution, un autre drapeau, une autre frontière. Je suis abolitionniste. Et comme personne noire, queer, né en Ontario et élevé au Québec, je sais très bien que le nationalisme est souvent juste une autre forme de domination, emballée dans un beau récit.

    C’est exactement pour ça que les prétentions séparatistes de l’Alberta ne me semblent pas radicales. Elles me semblent réactionnaires.

    Oui, le nationalisme québécois est traversé par le colonialisme, l’anti-Noirceur, la xénophobie. Il a ses violences, ses exclusions, ses angles morts. Mais il s’appuie, malgré tout, sur quelque chose : une langue, une culture, une mémoire collective forgée par des siècles d’assimilation forcée. Ça n’excuse rien. Mais ça explique quelque chose.

    L’Alberta n’a pas ça.

    Il n’y a pas de langue menacée. Pas de système de parenté marginalisé. Pas de récit culturel effacé par l’État canadien. Il y a du pétrole. De la colère. Du ressentiment. Et un rapport au pouvoir forgé par le privilège et l’extractivisme.

    L’Alberta ne cherche pas à fuir l’oppression. Elle cherche à éviter la reddition de comptes.

    C’est pas un projet de liberté. C’est une crise de nerfs d’une province qui ne veut plus entendre “non”. Une province qui, depuis toujours, profite d’un pouvoir politique démesuré, de subventions fédérales massives et d’un statut à part dans l’imaginaire colonial. Et maintenant que le monde change, que la crise climatique rend l’immobilisme impossible, l’Alberta ne veut pas s’adapter. Elle veut se retirer.

    Elle ne cherche pas l’émancipation. Elle réclame l’exemption.

    Et quand l’Alberta utilise le Québec comme justification — comme précédent historique — elle révèle le fond de sa démarche : il n’y a pas de culture à défendre, juste des intérêts à préserver. Parce que malgré tout, au Québec, il existe une langue. Une littérature. Une mémoire. Un récit collectif, même s’il est souvent toxique pour les personnes noires et autochtones. En Alberta, ce qu’on veut protéger, ce sont les pipelines et les profits. Rien de plus.

    C’est pas de la décolonisation. C’est une colonie qui refuse de partager.

    Le séparatisme albertain recycle les codes des luttes de libération pour renforcer sa domination. Il imite les rhétoriques de résistance tout en défendant exactement ce qui détruit nos mondes. Et c’est là que c’est dangereux : ça se donne des allures d’anticolonialisme, mais c’est juste du néocolonialisme mal déguisé.

    Comme personne qui a vécu dans le ventre du nationalisme québécois, qui a survécu à la violence symbolique et matérielle de l’État canadien, je ne confonds plus jamais un nouveau pays avec un projet de justice. J’ai vu comment les États se bâtissent — et qui ils laissent mourir en chemin. J’ai appris que toutes les sorties ne mènent pas vers la liberté.

    Être abolitionniste, ça ne veut pas dire sauver le Canada. Mais ça veut pas dire célébrer toutes les séparations non plus — surtout quand elles viennent de ceux qui ont déjà tout, et qui veulent garder le reste.

    Alors non, je ne vais pas romantiser les rêves séparatistes de l’Alberta. Je ne vais pas les laisser réécrire l’histoire avec le Québec comme caution. Et je ne vais pas prétendre que ce projet est libérateur alors qu’il est fondé sur la peur de perdre du pouvoir.

    L’Alberta ne cherche pas à échapper à l’oppression. Elle cherche à la protéger.

    Et certain·es d’entre nous refusent de faire semblant de pas le voir.