Le soleil est chaud sur mon visage au port, et je ne lui fais pas confiance.
La lumière de plein hiver n’a rien à faire d’être aussi douce.
Le fleuve est gelé assez dur pour refuser le reflet, pour tenir sa surface sans profondeur.
La glace serre tout en place.
Et pourtant, le soleil presse contre ma peau, insistant, intime, comme s’il m’avait choisi pour un réconfort qu’il n’a pas offert à l’eau.
La chaleur se pose le long de ma pommette, sur mon front, sur l’arête de mon nez.
Elle se fait prudente.
Conditionnelle.
Le genre de chaleur qui arrive sans conséquence.
Sous moi, le Saint-Laurent demeure scellé.
Rien ne se détend.
Rien ne cède.
Le corps reçoit ce que la structure refuse.
Je reste debout plus longtemps que nécessaire. La chaleur m’y encourage. Elle invite à la coopération. Je me surprends à ajuster ma posture pour la retenir, puis à m’arrêter en plein mouvement. Le fleuve ne répond pas. L’eau gelée épaissit le temps, maintient les choses en suspens, comme laissées à mi-instruction.
Le fleuve a vécu plusieurs vies. Bien avant d’être inscrit dans des routes coloniales, il suivait des rythmes qui ne répondaient ni au registre ni à la loi. Ces rythmes ont été resserrés, redirigés, mis au travail.
Le fleuve n’est pas né pour la circulation, mais il a été façonné pour la soutenir. Même gelée, cette exigence demeure lisible. Je la sens dans la façon dont les rues s’éloignent de l’eau, organisées, en attente.
Montréal a appris tôt à organiser la violence sans spectacle.
L’esclavage ici n’avait pas besoin de plantations.
Il lui fallait des maisons.
Des paroisses.
Des salles d’audience.
Des contrats pliés assez petits pour disparaître dans des poches.
Le fleuve ancrerait cet ordre sans avoir à porter chaque corps directement. Il stabilisait la circulation qui rendait l’esclavage reproductible à l’intérieur des terres. La richesse s’est accumulée. L’autorité s’est installée. La vie noire circulait par les cuisines, les sacristies, les testaments et les arrière-salles — mesurée, assignée, transférée à l’échelle du foyer.
Je quitte le port et je me mets à marcher. Le soleil me suit maintenant par fragments, glissant entre les bâtiments, touchant mon visage, puis se retirant. Mes mains restent engourdies dans mes gants. Mes pieds enregistrent le froid à travers la pierre et l’asphalte.
Quand le fleuve disparaît de mon champ de vision, il ne se retire pas. Son travail continue ailleurs — dans les registres de succession, les actes de baptême, les routines domestiques. La violence n’avait pas besoin du port pour rester présente. Elle vivait plus près que ça.
La chaleur insiste. Mes pensées se tournent vers le feu.
En 1734, un incendie a ravagé Montréal et forcé une mise à nu. Il a traversé maisons et commerces, les intérieurs où des personnes noires et autochtones réduites en esclavage travaillaient sans statut légal. Le feu n’a pas inventé la violence. Il a éclairé ce que la ville contenait déjà.
Marie-Joseph Angélique a été accusée d’avoir allumé cet incendie.
L’archive n’offre pas de certitude.
Elle offre une procédure.
Elle était réduite en esclavage.
Elle a été emprisonnée.
Elle a été interrogée.
Elle a été torturée.
Elle a été condamnée.
Elle a été pendue.
Le feu s’est déplacé vite.
Le jugement aussi.
Je marche encore, et le soleil revient quand la rue s’ouvre. Il réchauffe mon visage sans adoucir quoi que ce soit d’autre. Je le laisse faire. Ici, la chaleur a toujours été lue avec prudence — tolérée quand elle se tient tranquille, nommée dangereuse quand elle déborde.
Les archives demeurent.
L’échafaud demeure dans la description.
La foule demeure comme fait.
En Nouvelle-France, le travail d’exécution était souvent confié à des hommes noirs réduits en esclavage. Les colons refusaient ce rôle. L’État réglait le problème en achetant quelqu’un pour l’assumer. L’un d’eux, Mathieu Léveillé, a été maintenu en servitude et forcé d’exécuter des peines capitales pendant des années. L’archive le désigne comme celui qui aurait probablement procédé à la pendaison d’Angélique. Elle nous dit aussi autre chose : que la colonie réquisitionnait régulièrement la vie noire pour exercer sa violence la plus visible.
Ce fait ne résout rien.
Il approfondit la fracture.
Le corps du bourreau était lui aussi possédé, non libre, placé de façon à absorber les conséquences d’un ordre qui exigeait l’intimité plutôt que la distance. La corde passait par des mains noires — chanvre rugueux contre une peau tout aussi non libre — parce que la colonie en avait besoin.
L’exécution d’Angélique n’a pas interrompu l’esclavage à Montréal.
Elle en a clarifié les termes.
Elle a démontré la conséquence.
Elle a absorbé le feu dans la gouvernance.
La glace ne se forme pas comme le feu se propage.
Lentement.
Silencieusement.
Couche par couche.
Quand je remonte vers le Vieux-Montréal, le fleuve est ailleurs, mais son froid est resté avec moi. Je me dirige vers la place d’Armes sans cérémonie. La place ne s’annonce pas comme un lieu de mort. Elle se comporte comme de la pierre et de l’espace. Les gens passent. La circulation continue à proximité.
C’est probablement ici qu’Angélique a été pendue.
Ce savoir atteint d’abord le corps. La poitrine se serre. La mâchoire se fixe. Rien dans la place ne signale cette reconnaissance. Le soleil touche encore une fois mon visage, brièvement, comme s’il insistait sur sa neutralité. Tout près, l’interprétation de My Heart Will Go On par un musicien de rue rebondit sur les façades, sans gêne, continue. La chaleur n’appartient pas au lieu. Elle appartient au moment, et le moment ne se soucie pas de l’endroit où il se produit.
L’exécution est un travail froid.
L’administration aussi.
L’oubli aussi.
Je continue de marcher.
La chaleur s’amenuise. Le froid reprend toute son instruction.
Quand j’arrive chez moi, le soleil me semble lointain, presque irréel. Mais il demeure comme certaines vérités demeurent — indéniables, insuffisantes, formatrices. Le fleuve reste scellé. La place reste là où elle est. L’archive reste incomplète et opérante.
Rien n’a été racheté.
Rien n’a été résolu.
Ce qui s’est produit est plus simple et plus difficile :
le feu, la glace, le soleil et la marche sont entrés dans un même champ d’attention, et mon corps a été sommé de les tenir ensemble, sans explication.
Ça aussi, ça fait partie de l’après-vie.




