Foire aux questions : critiques et clarifications

Mon travail est enraciné dans les réalités vécues, les traditions intellectuelles et les pratiques quotidiennes de la vie noire queer et trans. Je m’inspire de cadres abolitionnistes, afropessimistes et décoloniaux, et j’écris en pensant aux mondes que nous construisons sans la permission des institutions. Voici certaines des critiques que je rencontre le plus souvent. Je les partage ici non pas pour éviter les désaccords, mais pour nommer mes engagements avec honnêteté et soin.

I. Lieu, portée et positionnalité

1. Votre travail porte surtout sur les expériences noires en Amérique du Nord. Est-il pertinent ailleurs dans le monde?

Oui. Mon travail est ancré dans la vie noire sur l’Île de la Tortue, car c’est le contexte dans lequel je vis et j’organise. J’écris depuis Tiohtià:ke, sur des terres non cédées, dans un État colonial de peuplement qui utilise la santé, le soin et l’identité contre les personnes noires queer et trans. Mais l’anti-noirceur ne se limite pas à un seul lieu ni à une seule nation. Elle circule à l’échelle mondiale, façonnée par les survivances de l’esclavage, de l’impérialisme et du colonialisme. Les formes d’anti-noirceur varient, mais ses logiques fondatrices demeurent. Mon travail part de là où je suis ancré, mais il est toujours en dialogue avec la pensée et les résistances noires à travers le monde. Il ne s’agit pas d’appliquer un cadre nord-américain ailleurs, mais de nommer les manières dont la vie noire reste marquée et rendue fugitive à travers les territoires.

2. Travaillez-vous avec d’autres communautés racisées ou dans des solidarités décoloniales?

Oui, et avec soin. Je centre la noirceur parce qu’elle est souvent effacée ou absorbée dans des catégories plus larges comme « personnes racisées », où l’anti-noirceur est réduite à une expérience générique de marginalisation raciale. Mais je vois la libération comme un projet commun. Je me tiens aux côtés des communautés autochtones, palestiniennes et d’autres peuples dont les luttes croisent la mienne, et je construis des relations fondées sur la redevabilité, la clarté et le soin. La solidarité ne repose pas sur la ressemblance. Elle repose sur le respect des différences et sur un engagement à refuser les structures qui nous nuisent.

II. Méthodologie et démarche

3. Vous utilisez le récit personnel et l’autoethnographie. Où est la distance critique?

Je ne crois pas que la distance critique soit toujours une qualité. Dans plusieurs traditions académiques, la « distance » a été utilisée pour effacer les corps, les deuils et les communautés qui sont au coeur de la production de savoir. Mon usage du récit personnel est mûr et méthodologique. Il rend visibles les façons dont les structures de violence se vivent, et comment elles marquent la mémoire, les liens et le soin. Mais il ne s’agit jamais seulement de moi. Je relie mon histoire aux conditions collectives, aux silences des archives et aux cadres théoriques. Mon travail n’est pas une autobiographie. C’est une critique située et ancrée.

4. Votre méthodologie est-elle assez rigoureuse?

La rigueur ne se limite pas aux statistiques ou aux protocoles institutionnels. Je travaille avec des méthodes qui respectent mon éthique : le récit, le refus, l’écriture spéculative et la théorie ancrée dans les mondes noirs queer et trans. Ces méthodes ne sont pas moins précises. Elles sont fondées sur le soin, la redevabilité et une attention constante aux rapports de pouvoir. Je ne reproduis pas les définitions dominantes de la rigueur. Je les redéfinis à partir des marges de la production de savoir.

5. Votre travail spéculatif est-il vraiment utile dans le monde matériel?

Oui, et profondément. La spéculation ne sert pas uniquement à imaginer des futurs éloignés. C’est une manière de reconnaître les fragments de libération déjà en train d’émerger. Le ballroom est un soin spéculatif. L’entraide aussi. Ces pratiques ne sont pas abstraites. Elles sont vivantes, chaotiques, construites par des gens qui savent que survivre demande plus que des politiques. Ça demande de l’imagination. Mon travail rend hommage à ces pratiques, non pas pour les idéaliser, mais pour rendre visibles les manières dont nous organisons le soin en dehors de systèmes faits pour nous effacer.

6. Vous utilisez des termes comme refus, disparition et ingouvernabilité. Qu’est-ce que vous affirmez?

Le refus n’est pas un manque de vision. C’est une éthique de protection, surtout quand la visibilité devient dangereuse. J’affirme un soin qui circule sans permission étatique. J’affirme une parenté qui ne passe ni par le sang ni par les papiers. J’affirme une joie qui n’est pas une performance, mais qui naît dans l’intimité, la mémoire et la défiance. J’affirme les gestes lents, souvent invisibles, par lesquels on se porte les un·es les autres à travers des systèmes qui cherchent à nous séparer. Ce n’est pas abstrait. C’est de la survie. Et ça compte.

III. Engagements politiques et critique des institutions

7. Votre travail n’est-il pas trop politique ou militant pour être considéré comme académique?

Oui, il est politique. Parce que la vie noire est politisée, qu’on le veuille ou non. Je ne crois pas que l’objectivité puisse exister en dehors des rapports de pouvoir. Mon travail est rigoureux, mais il ne fait pas semblant d’être neutre. Ma responsabilité va d’abord à la communauté. Cela ne rend pas mon travail moins académique. Ça le rend honnête. Une recherche qui évite toute responsabilité n’est pas neutre. Elle est complice.

8. Vous critiquez la professionnalisation et les institutions, mais vous en faites quand même partie. N’est-ce pas une contradiction?

C’est une contradiction, et je choisis de vivre avec. Je ne fais pas semblant d’être à l’extérieur de ces systèmes. J’enseigne, j’écris et je pratique dans des espaces institutionnels qui ont blessé les miens. Mais j’utilise aussi ces positions pour rediriger des ressources, créer des espaces fugitifs et maintenir ouverte la possibilité d’autre chose. Je ne confonds pas l’accès avec la sécurité, ni la visibilité avec la transformation. Être à l’intérieur ne veut pas dire que je suis en accord. Ça veut dire que j’essaie de survivre de façon stratégique. Je reste lié à ma communauté pour ne pas me faire avaler par la logique institutionnelle. Si jamais c’était le cas, je veux qu’on me rappelle à l’ordre. Mon but, ce n’est pas la pureté. C’est la responsabilité, même dans le désordre.

9. Vous critiquez la légitimation et la professionnalisation. Comment évitez-vous d’être récupéré?

Le risque de récupération est bien réel, et je ne le prends pas à la légère. Les institutions savent très bien absorber la critique et neutraliser la résistance. J’essaie de protéger ce qui doit rester fugitif. Je ne partage pas tout. Je me déplace de façon stratégique, et je reste en lien avec la communauté, pour que si je perds le nord, on puisse me ramener. Le but, ce n’est pas d’être à l’aise dans l’institution. C’est d’utiliser ce qui s’y trouve sans me laisser utiliser.

IV. Pertinence, portée et impact

10. Votre travail n’est-il pas trop marginal? En quoi s’applique-t-il aux personnes en dehors des communautés noires queer et trans?

L’idée de « marginal » est souvent utilisée pour discréditer les travaux qui placent au centre celles et ceux que les systèmes rejettent. Pourtant, ce qu’on qualifie de marginal est souvent l’endroit où naissent les visions les plus transformatrices. Mon travail ne cherche pas à parler à tout le monde. Il est redevable envers celles et ceux qui vivent aux croisements les plus violents des oppressions, parce que c’est là que les idées les plus claires de la liberté émergent. Si d’autres s’y reconnaissent, tant mieux. Mais je ne l’édulcore pas pour le rendre plus acceptable.

11. Votre travail ne mise pas sur le changement institutionnel ni sur des recommandations politiques. Comment concevez-vous l’impact?

Je ne cherche pas à réparer le système. Je cherche à tracer les chemins par lesquels les gens arrivent à survivre malgré lui. Cela signifie porter attention aux réseaux d’affinité, aux pratiques de soin et aux stratégies collectives qui existent en dehors de toute reconnaissance officielle. Je m’intéresse moins à l’ampleur qu’à la profondeur. Si ce travail aide quelques personnes à vivre plus librement ou à se sentir plus vues, c’est suffisant. L’impact ne doit pas toujours être institutionnel. Parfois, c’est la survie discrète et tenace qui compte le plus.

12. Votre travail peut-il mener à un changement systémique?

Le changement systémique ne passe pas toujours par la reconnaissance ou la visibilité. Parfois, il commence par un refus, par le choix d’arrêter de participer aux systèmes qui nous détruisent. Mon travail cherche à nommer ces gestes, à les comprendre non pas comme des absences, mais comme des stratégies. Le changement ne prend pas toujours la forme d’une politique publique. Parfois, il se manifeste quand on choisit de se tourner les un·es vers les autres.

V. Complexités, contradictions et redevabilité

13. Vous vous inspirez de l’afropessimisme tout en parlant de survie et de futurité. N’est-ce pas contradictoire?

C’est une tension, et je vis avec. Je ne cherche pas à la résoudre facilement. L’afropessimisme m’aide à nommer la profondeur de la violence anti-noirceur, les structures qui placent la vie noire en dehors de l’humain. Mais je vois aussi comment on continue de vivre, d’aimer, de créer au cœur même de tout ça. Je ne crois pas en une espérance rédemptrice. Je crois en une survie sans garantie, et en un soin qui a lieu malgré tout. Ce n’est pas une contradiction. C’est la complexité de la vie noire.

14. Votre travail est-il accessible aux personnes qu’il concerne?

C’est l’un de mes engagements continus, et aussi l’un des plus difficiles à tenir. J’écris et je parle d’abord en pensant à mes communautés — les personnes noires queer et trans, surtout celles qui survivent en dehors des institutions. Ça veut dire que je privilégie souvent la clarté au jargon, le récit à l’abstraction, l’intonation à la perfection. En même temps, je n’utilise pas toujours un langage « simple ». Parfois, la complexité est nécessaire. Parfois, seule la poésie peut dire ce que la théorie ne peut pas. Ce qui compte pour moi, c’est que le travail reste lisible là où c’est le plus important, et que je reste en relation avec les personnes vers qui j’écris. Je ne cherche pas une accessibilité universelle. Je cherche une connexion réelle entre différentes manières de savoir. Et quand je me trompe, j’essaie d’écouter et de m’ajuster.

15. Vous parlez souvent de refus. Et la responsabilité?

Le refus fait partie de la responsabilité. Je refuse les structures qui ont été conçues pour nous détruire, parce que je me sens responsable envers celles et ceux qui sont encore là. Ma responsabilité ne va ni aux institutions ni à la respectabilité. Elle va aux personnes qui me portent, me remettent en question, et m’aident à rester en vie. Ce type de responsabilité n’a rien à voir avec la conformité. Il s’agit de soin.

16. Idéalisez-vous le ballroom ou l’entraide comme des alternatives parfaites?

Non. Ces espaces sont imparfaits, comme tous les autres. Il y a aussi du tort qui s’y produit. Mais ils reposent sur d’autres logiques — la survie collective, les liens choisis, l’improvisation. J’honore ce qui y est possible sans prétendre que ce sont des utopies. Mon travail consiste à nommer ce qu’ils offrent réellement, tout en reconnaissant honnêtement leurs limites.

17. Y a-t-il de la place pour la joie dans votre travail?

Oui, absolument. Mais pas une joie forcée, ni une joie qui nie la douleur. Je parle d’une joie discrète, résistante, souvent éphémère. Une joie qui surgit dans un regard, un geste, un moment de repos. Une joie qui n’efface pas le deuil, mais qui s’assoit à côté de lui. Ce genre de joie est essentiel à la survie. Elle traverse tout ce que j’écris.